Éthique publique (Public Ethics)

Yves Boisvert, Professeur
École nationale d'administration publique

yves.boisvert@enap.ca

L'éthique publique est un nouveau paradigme en sciences sociales qui permet de jeter un regard particulier sur le comportement des agents publics et des acteurs sociaux engagés dans la construction des problèmes publics, sur les dispositifs de régulation des comportements de ces derniers et sur les qualités et les justifications morales des actions publiques.

La référence à l'éthique se fait aujourd'hui dans une perspective de démarcation avec d'autres modes de régulation et de visées normatives telles la morale et la déontologie. En éthique appliquée, il est fréquent de dire que si l'éthique est un mode de régulation qui relève essentiellement d'une logique autorégulatrice (qui repose sur un idéal de gestion responsable de la marge d'autonomie), les modes tels la morale, le droit et la déontologie s'alignent plutôt sur une logique hétérorégulatrice (ils se basent sur une régulation des comportements qui est imposée par un tiers).

Ainsi, lorsqu'est appliquée cette distinction au paradigme de l'éthique publique, il s'avère que le champ du politique n'est plus considéré comme un lieu clos et inatteignable. Il est plutôt abordé comme un espace d'interaction où vient se frotter une pluralité d'intervenants qui veulent influencer l'action publique, mais qui doivent s'autoréguler pour ne pas faire dérailler le système politique.

L'utilisation de la notion d'éthique publique est assez récente dans les milieux de la philosophie et des sciences sociales. Elle fut principalement utilisée (Veca, 1999) pour illustrer de nouveaux phénomènes propres aux sociétés contemporaines, soit la nécessité d'arbitrer les débats moraux pour éviter qu'ils ne dégénèrent et qu'ils engendrent des conflits sociaux importants, de comprendre la nouvelle culture politique qui émergeait afin de répondre à cette pluralisation sociale et culturelle et de saisir les enjeux sociaux particuliers qui allaient se déployer dans l'univers des problèmes publics.

Ainsi, en se référant à cette notion, les premiers chercheurs en éthique publique s'intéressaient d'abord aux questions propres à nos sociétés contemporaines qui sont marquées par les enjeux liés au pluralisme moral et culturel. Pour reprendre l'esprit de la sociologie, il s'agissait de réfléchir sur les nouvelles raisons communes (Dumont, 1995) qui permettraient d'établir de nouvelles balises au vivre ensemble (Touraine, 1997). Pour la plupart des spécialistes de l'éthique publique, le problème ne se situait pas du côté de la pénurie de référentiels moraux, au contraire, il y avait plutôt une pluralisation importante des prises de position morales. Cette dernière réalité sociale rendait difficile la tâche de faire émerger de nouveaux consensus sociaux.

Devant ce constat, le regard de l'éthique publique s'est aventuré vers l'analyse de l'élaboration des politiques publiques et du comportement des acteurs publics. Il devient alors clair que le milieu politique se risque de moins en moins sur les questions ayant une portée morale, conscient que toute position politique dans ce domaine amène les détracteurs à prendre le haut de la tribune pour dénoncer les initiatives gouvernementales. Dans de tels débats, l'environnement social demeure l'arène prioritaire où se déploient les discours et où se développent les confrontations idéologiques et morales. C'est également là que se construisent les alliances stratégiques qui permettront aux différentes représentations morales de se trouver des porte-voix, que Becker nomme les entrepreneurs moraux, qui tenteront de sensibiliser les acteurs gouvernementaux à la nécessité de prendre au sérieux ce problème public (Gusfield, 2009). Les études démontrent que, face à la violence symbolique de ces confrontations et à la fragmentation sociale qui se dessine derrière, les politiciens sont souvent tentés de se défiler et de s'en remettre aux tribunaux. Au Canada, c'est la Cour suprême qui s'est imposée comme l'acteur central devant rétablir l'ordre public en intervenant pour mettre un terme au chaos normatif qui découlait des confrontations morales. Ainsi, la Cour suprême du Canada a été mandatée pour intervenir dans les délicates questions d'ordre moral comme l'avortement, les mariages entre conjoints du même sexe, les pratiques sexuelles de type échangiste, etc.

Peu à peu, l'intérêt d'analyse propre à l'éthique publique se déplace afin de ne plus se limiter aux débats moraux, mais de s'élargir aux processus publics qui permettent le traitement de ces derniers. Le regard de l'éthique publique permet notamment de comprendre à quel point les acteurs politiques ont peu à peu été marginalisés de la sphère décisionnelle lorsque des questions de société à charge morale très grande ont été soulevées. Comme si les pouvoirs de représentativité sociale que leur conférait jadis la légitimité démocratique découlant du processus électoral ne leur étaient plus reconnus. Il n'est donc pas étonnant de voir poindre de plus en plus de cynisme à leur égard et de voir émerger une demande sociale importante sur le plan de l'éthique gouvernementale. Il y a aussi de plus en plus de pression pour que les acteurs politiques soient surveillés par des tiers gardiens. Ces gardiens, dits de l'éthique publique, deviennent des dispositifs décrits comme essentiels pour assainir la vie politique et pour redonner un peu de confiance aux citoyens qui ont perdu leurs illusions quant à la vertu politique.

Le regard particulier de l'éthique publique permet de mieux saisir la nouvelle dynamique sociale qui change radicalement la culture démocratique, fragilisant la légitimité du monopole politique de l'élite qui a gagné au jeu électoral et augmentant plutôt celle des nouveaux acteurs sociaux qui interviennent dans le jeu de la construction et de la résolution des problèmes publics. Ce paradigme permet de remettre en question les nouveaux espaces publics (audiences publiques, commissions parlementaires et spéciales, commissions sur l'éthique ou sur d'autres questions de société, etc.) qui structurent les débats afin de voir émerger les préoccupations sociales des différentes parties prenantes, d'analyser le système de justification morale de ces parties prenantes (Boltanski et Thévenot, 1991) et d'examiner comment l'action publique finit par se développer à l'intérieur de l'appareil d'État. Il est aussi intéressant de reprendre l'analyse des justifications morales des parties prenantes sous l'angle de la réaction qu'elles ont relativement à la réponse gouvernementale.

Les recherches en éthique publique amènent les chercheurs sur le sentier de l'analyse de la transformation de la culture démocratique, qui fait passer les politiciens du statut d'autorité respecté à celui de corrompu irresponsable à surveiller (Boisvert, 2009a). Les recherches examinent aussi les scandales politico-administratifs afin de comprendre les pratiques des acteurs publics qui ont perdu de la légitimité et qui sont décriées aujourd'hui dans tous les médias (Boisvert, 2009b).

C'est donc à la lumière des recherches qui se multiplient aujourd'hui qu'il est permis d'avancer l'idée que l'éthique publique peut être considérée comme un nouveau paradigme qui aide les chercheurs en sciences sociales à analyser de façon particulière la reconfiguration du jeu politique dans nos sociétés contemporaines.

Bibliographie

Becker, H. S. (1985). Outsiders, Paris, Métaillié.

Boisvert, Y. (2009a). La face cachée des élus, Québec, Presses de l'Université du Québec.

Boisvert, Y. (2009b). Scandales politiques : le regard de l'éthique appliquée, Montréal, Liber.

Boltanski, L. et L. Thévenot (1991). De la justification, Paris, Gallimard.

Dumont, F. (1995). Raisons communes, Montréal, Boréal.

Gusfield, J. (2009). La culture des problèmes publics – L'alcool au volant : la construction d'un ordre symbolique, Paris, Economica.

Touraine, A. (1997). Pouvons-nous vivre ensemble? Égaux et différents, Paris, Fayard.

Veca, S. (1999). Éthique et politique, Paris, Presses universitaires de France.

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Reproduction
La reproduction totale ou partielle des définitions du Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique est autorisée, à condition d'en indiquer la source.

Pour citer
Boisvert, Y. (2012). « Éthique publique », dans L. Côté et J.-F. Savard (dir.), Le Dictionnaire encyclopédique de l'administration publique, [en ligne], www.dictionnaire.enap.ca

Dépôt légal
Bibliothèque et Archives Canada, 2012 | ISBN 978-2-923008-70-7 (En ligne)

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